En 2023, le jury du Festival de Cannes a décidé de rompre la spirale inflationniste des Prix ex-aequo attribués à différents réalisateurs et se positionne à contre courant de l’économie réelle où les amoureux de l’inflation ont tout lieu d’être satisfait.
Cependant, il est un prix qui a été décerné à plusieurs acteurs parfois sous estimés … La Palm Dog Award est attribuée cette année à Messi, jeune chien dans Anatomie d’une chute, et à Alma, autre chien jouant dans le film de Aki Kaurismaki, Fallen Leaves, deux films en compétition officielle.
Doublon ! Réalisateur et chien ont été récompensés au sein des mêmes films.
Que l’on se rassure le Festival se porte plutôt bien et continue sur sa lancée, présence de vedettes et de personnalités de tous bords, état du marché du film, qualité de la sélection … le cocktail fonctionne et la machine tourne.
Quelques légers bémols apparaissent, preuves de succès plus qu’indices de déclin, portant sur le prix des prestations festivalières, des emplacements et stands qui sont en augmentation, de l’avis des participants eux-mêmes.
Enfin, un souci et pas des moindres a porté sur la billetterie électronique mise en place depuis plusieurs années, tout est rentré dans l’ordre après quelques jours de déshérence, certains allant même jusqu’à parler de hacking de la billetterie par d’obscurs groupes tchétchènes, les vents d’est sont souvent chargés de mauvaises nouvelles de nos jours.
Le palmarès a globalement montré le haut niveau des films primés.
Cependant, à l’image de l’époque que nous traversons et des sujets traités, les questions semblent plus nombreuses et justifiées que les réponses …
Autres époques, autres temps, les machines sont tellement bien rodées qu’elles cachent parfois les failles de notre société, empêchant la lumière de passer.
Ainsi, la forme peut cacher le fond, et parfois occulter la force ou cacher une certaine faiblesse du message.
Concernant le palmarès, Il est des films partis sans rien, Une Jeunesse chinoise est de ceux là, une oeuvre documentaire, une oeuvre de vie.
Elle s’attache à montrer la dynamique économique chinoise à travers la richesse des ateliers de confection, creuset du capitalisme actuel. Elle nous montre les relations entre travailleurs eux-mêmes, travailleurs et patrons, femmes et hommes où chacun se montre acteur de son propre rôle.
Wang Bing nous donne l’illusion de passer du documentaire à la fiction, tant il nous fait entrer dans la familiarité de chacun. Il nous montre l’étendue du système en place, Il a le mérite de nous faire manger la réalité en mode cru.
D’autres films sont différents, ils exposent l’étendue du problème, ou plus souvent celle du déni, ou de l’aveuglement tant les personnages développent des relations de compromis face à des situations difficiles à vivre.
Justine Triet, réalisatrice du palmedoré Anatomie d’une chute (en collaboration avec Arthur Harari), nous détaille la mise en place d’un engrenage tenace … Le film prend toute son ampleur lorsque cet engrenage permet à l’actrice principale de recomposer le puzzle de sa vie, de faire face et de se regarder, pour mieux repartir et poser un regard différent sur les personnes qu’elle aime, à commencer par elle-même. Belle oeuvre conjuguée au féminin.
Le rideau du déni se lève aussi dans Rapito de Marco Bellocchio.
Une institution du Vatican, pour ne pas la nommer, cherche à restaurer un pouvoir menacé en s’attaquant à une communauté active de la société, il s’agit de montrer les dents pour faire voir qu’elles existent. Un film sur la déliquescence du pouvoir au détriment de la population. Marco le vieux Maitre nous découvre l’étendue de son talent lié à son expérience et à sa vision sociale. Brilliant !
The Zone of Interest de Jonathan Glazer cherche à nous montrer que la plupart des apparatchiks nazis sont des gens normaux, respirent, et le reste aussi, comme tout le monde … Rudolf Höss est en charge du camp d’Auschwitz, il est un subordonné zélé d’Himmler, un organisateur hors pair de la Shoah, un spécialiste de la concentration,
il habite d’ailleurs à côté du camp et de chez lui voit le rougeoiement des cheminées. Jeune, Rudolf Höss, était un enfant solitaire, religieux, puis il a perdu père et mère et, vivant mal son déclassement face à la crise, s’est trouvé une autre famille, devinez laquelle ?
La seule qualité du film semble être de montrer ce personnage absolument pas hors du commun à travers une technique de contemplation du réel en voie de devenir.
Espérons que M. Jonathan Glazer aura l’idée de verser une part des recettes à une association d’aide aux victimes de pogroms et autres crimes contre l’humanité, ce serait alors la deuxième qualité de ce film.
Le sommet de l’aveuglement est atteint avec Club Zero de Jessica Hausner.
Une classe sociale aisée financièrement, et en recherche de confort qui ne doit en rien au dépassement, en arrive à considérer la vie comme une suite de compromis pour ne plus être dérangé, une caricature d’entropie égoïste … les enfants vont en faire les frais, Elsa Zylberstein aussi, parfaite dans son rôle de mère absente.
Dans May December, nous passons de la transgression au déni avec la légèreté formelle et ciselée d’un Todd Haynes possédé par son art.
D’ailleurs, il n’est pas le seul à l’être, Nathalie Portman et Julianne Moore, ses deux personnages principaux, le rejoignent allègrement.
L’une transgresse et l’autre se projette à travers l’autre, et vice versa.
C’est à se demander laquelle des deux finira sur le divan, ou les deux !
Todd Haynes soigne d’autant plus le lissage formel de ses films que leur contenu pousse à la confusion, et il joue sur le clivage forme et fond créant une dynamique réflexive forte. Film passionnant où les cartes distribuées ne restent jamais bien longtemps dans les mêmes mains.
Avec Asteroïd City, Wes Anderson revient nous proposer son hilarant et bon non-sens.
Le film sent à plein nez la marque de fabrique Anderson, et personne ne boude son plaisir, même si le film hésite entre la prise en main d’un scénario loufoque et un défilé promotionnel de vedettes de l’écran.
À vous de juger, sans oublier qu’à Cannes personne ne fait l’économie d’un éclat de rire.
D’autres films nous viennent du Maroc avec Kadib Abyad (la Mère de tous les mensonges) de Asmae El Moudir et de Tunisie avec les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania.
Tous deux sont des films documentaires, enfin presque, tant il existe une part de fiction et d’imaginaire présents dans chacun des films.
Ils ont le mérite d’ouvrir des routes nouvelles dans le champ documentaire à travers un mélange formel des genres.
Les réalisatrices ont choisi de braver des interdits et de contourner les difficultés en faisant appel à des actrices extérieures pour jouer des scènes difficiles car décrivant une réalité émotionnelle encore trop proche et douloureuse pour être rapportée par celles qui l’ont vécue .
Il est aussi des films de combat et de courage.
Une Jeunesse chinoise bien sur, mais aussi Banel et Adama avec son final digne de Cent ans de Solitude.
Chacun(e) dans ces films se bat avec ses moyens et les moyens du bord, et ils ne sont pas nombreux à disposition … mais il reste la force intérieure, celle qui ne doit rien à personne.
Une force présente aussi dans Rapito de Marco Bellocchio où personne ne veut lâcher l’enfant, enjeu symbolique entre église et famille, et où l’enfant finira par se trouver lui-même dans un dépassement somptueux.
Le combat, en tant que modèle de construction pour le futur, est omniprésent dans Los Colonios de Felipe Galvez.
Tourné vers l’analyse du modèle d’exploitation coloniale en vigueur en Amérique du Sud à la fin du 19ème siècle où l’Indien était dépossédé de sa terre par le tandem propriétaire – militaire, Los Colonios nous décrit une situation où le réalisme côtoie le sordide, avec un style formel et tranché, et une musique forte.
Un film où les classes au pouvoir maintiennent leur immobilisme à travers une hiérarchie figée et non transgressive, surtout lorsqu’elle touche au domaine militaire, quelles que soient les circonstances.
Los Delincuentes de Rodrigo Moreno nous rappelle un autre film argentin mythique, les Neuf Reines de Fabian Bielinsky, avec une différence cependant.
Quand dans les Neuf Reines, l’enjeu s’apparente à un tour de passe-passe, il devient tout autre dans Los Delincuentes et touche au dépassement, désormais les délinquants (delincuentes) vont se détacher du système dans lequel ils vivent, ils ne savent pas encore où ils vont certes, mais ils y vont !
Dans Levante de Lillah Halla , les basketteuses vont aussi au combat.
Le film montre une équipe se mobiliser pour soutenir une de leur partenaire harcelée par une secte évangélique au Brésil, tout un programme.
Sans oublier ces courants d’air frais et revigorants qui nous viennent de Georgie, des films habités par des femmes battantes et bien décidées à trouver leur voie. .
L’un, Blackbird Blackberry de Elene Naveriani avec un sympathique et troublant personnage féminin à la Kaurismaki.
L’autre, Grace du talentueux Ilya Povolotsky, un road movie qui prend le temps de voyager avec ses longs plans séquences.
Le père et la fille s’arrêtent, puis repartent avec leur combo aménagé au gré de projections de films itinérantes dans la Russie profonde : un film intemporel où seul l’essentiel compte au point de ne jamais connaître le nom des personnages.
Chez d’autres réalisateurs confirmés, la volonté de changement domine, face à un monde figé dans sa lenteur paresseuse.
Un changement qui finira par l’emporter dans Vers un avenir radieux, le très tonique film de Nanni Moretti.
Prenant le contre pied de la lenteur du début de son film, expression d’une prise de conscience ou d’une probable catharsis, Nanni Moretti nous emmène dans une farandole endiablée dont personne ne sort intact.
Sans oublier Les Feuilles Mortes d’Aki Kaurismaki, avec l’humour caustique et détourné des oubliés de la société, ceux qui n’ont pas besoin d’ennemis et qui se suffisent à leur propre déphasage.
Avec Kaurismaki, l’autodérision est contagieuse et addictive.
Un changement à valeur d’engagement en direct aussi, en foulant le tapis rouge, sur scène, devant vous, sur vos écrans et au féminin.
Il a commencé, inopiné et discret, par la montée des marches de Farnoush Hamidian, jeune modèle d’origine iranienne avec son tatouage Woman-Life-Freedom.
Tandis que Mahlagha Jaberi se présentait au bas des marches vêtue d’une robe noire dont le décolleté était tenu par une corde avec un noeud coulant.
Justine Triet, quant à elle, profitait de la remise de la Palme d’Or pour faire des commentaires appuyés sur la réforme des retraites et la condition féminine. Commentaires jugés déplacés par une large majorité de l’establishment politique qui dénonce le caractère opportuniste de son intervention.
Cela fait pourtant bien longtemps que l’opportunisme règne en maitre sur les réseaux sociaux et que personne ne semble s’en plaindre.
Parlez en à Merve Dizdar, première actrice turque à avoir reçu le Prix d’interprétation Féminine à Cannes cette année, elle vous fera part des réactions pour le moins mitigées dans son pays après avoir reçu son prix.
Ce qui est sûr, c’est qu’avec elle et tant d’autres, le courage féminin a un prix.
Il existe une autre catégorie de films présents à Cannes cette année.
Ceux qui proposent et illustrent le dépassement, un dépassement sans clignotant.
Un dépassement de soi-même, celui qui vous emmène dans l’être, celui qui prend son temps à regarder le paraitre.
Wim Wenders nous a livré son dernier opus Perfect Days, un nom traduisant les jours de notre héros-acteur vécus au présent avec le sourire du bonheur.
Le film adopte un tel rythme que peu à peu, nous agissons comme Koji Yakusho, l’acteur principal … Il nous renvoie à nous-mêmes en vivant pleinement l’instant présent.
La prestation de Koji Yakusho, tout en maîtrise intérieure, lui a valu le Prix d’interprétation Masculine.
Dans In Our Day, Hong-San Soo n’en pense pas moins, dans un registre plus hédoniste, et nous propose un personnage à qui d’autres, étudiants ou lecteurs, rendent visite pour l’entendre parler de son oeuvre et lui demander conseil.
Belle leçon de vie durant laquelle les visiteurs viennent avec des questions pour le maitre et repartent avec des questions pour eux-mêmes, et des pistes de réponses.
À travers leurs films respectifs, Wim Wenders et Hong-San Soo semblent nous dire que seul le vécu compte, le vécu du présent s’entend et qu’à vouloir anticiper le futur ou calquer le passé, nous risquons de passer à côté de l’essentiel.
Bonne projection et à l’année prochaine….
Le Palmarès 2023 …
Compétition officielle
Palme d’Or
Anatomie d’une chute de Justine Triet
Grand Prix
The Zone of Interest de Jonathan Glazer
Prix de la mise en scène
La Passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hùng
Prix d’interprétation féminine
Merve Dizdar dans Les Herbes sèches de Nuri Bilge Ceylan
Prix d’interprétation masculine
Koji Yakusho dans Perfect Days de Wim Wenders
Prix du scénario
Sakamoto Yuji pour Monster de Hirokazu Kore-eda
Prix du jury
Les Feuilles Mortes d’Aki Kaurismäki
Palme d’Or du Court Métrage
27 de Flóra Anna Buda
Caméra d’Or
L’Arbre aux papillons d’or d’An Pham Thien
Un Certain Regard
Prix Un certain regard
How to Have Sex de Molly Manning Walker
Prix d’ensemble
La fleur de Buriti (Crowra) de João Salaviza et Renée Nader Messora
Prix de la liberté
Goodbye Julia de Mohamed Kordofani
Prix de la mise en scène
Kadib Abyad (La Mère de tous les mensonges) d’Asmae El Moudir
Prix du jury
Les Meutes de Kamal Lazraq
Œil d’Or (ex-æquo)
Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania
Kadib Abyad (La Mère de tous les mensonges) d’Asmae El Moudir
Semaine de la critique
Grand Prix
Tiger Stripes d’Amanda Nell Eu
Prix French Touch du jury
Il pleut dans la maison de Paloma Sermon-Daï
Prix Fondation Gan à la diffusion
Inshallah un fils d’Amjad Al Rasheed
Prix SACD
Le Ravissement, d’Iris Kaltenbäck (
Prix Découverte Leitz Cine + Prix Canal+
Boléro, de Nans Laborde-Jourdàa
Prix Œcuménique
Prix Œcuménique
Perfect Days de Wim Wenders
Mention spéciale Prix Œcuménique
The Old Oak de Ken Loach
Prix Fipresci
Prix Fipresci – Compétition officielle
The Zone of Interest de Jonathan Glazer
Prix Fipresci – Un Certain Regard
Les Colons de Felipe Gálvez Haberle
Prix Fipresci – Section parallèles
Levante de Lillah Halla
Marc Lanteri – 15/06/2023