Juillet 2021, c’est décidé, le Festival de Cannes aura lieu en juillet, le 6 précisément, qu’on se le dise, Covid 19 ou pas !
Il en a vu d’autres du haut de ses 74 ans, à commencer par les soubresauts de ses débuts, ses crises de croissance et enfin ses séparations avec ses partenaires les plus chers … et ses retrouvailles aussi.
Le Festival ou l’histoire d’une saga.
Un lieu d’échange de l’imaginaire où la vie se poursuit lorsque la lumière s’éteint dans les salles.
Lieu universel où les réalisateurs du monde entier se retrouvent à rivaliser d’expression en recherche de reconnaissance, de cette Palme d’or tant convoitée.

Sacré Graal cette Palme d’or, elle en a couronné plus d’un, américain, japonais, français, chinois … et turc, avec Nur Bilge Ceylan (Winter sleep, 2014) et Yilmaz Guney (Yol, 1982). Un prix spécial du scénario pour “De l’autre côté“ de Fatih Akin en 2007. Sans oublier la Palme d’Or du court métrage attribuée à Rezan Yesilbas avec “Sessiz be-deng“ en 2012. Peu de pays peuvent en dire autant.

Lieu médiatique. Reconnu à la fois par la profession, les producteurs, réalisateurs, distributeurs et le public, il est devenu un événement incontournable. Le plus médiatisé après les deux principaux événements sportifs (Coupe du Monde de Football et Jeux Olympiques), près de 5000 journalistes sont accrédités pour couvrir le Festival à ce jour, ils étaient 700 en 1966 et 2700 en 1984.
Mais que sait-on de ce festival, comment en est il arrivé là et pourquoi est il né ?
Une décision politique, une volonté de liberté, un besoin de s’exprimer, ou peut être les trois ensembles. À vous de juger !
Septembre 1938, le Festival du Film de Venise vient de publier son palmarès.
le Lion d’Or est attribué ex-aequo à deux films, l’un produit par le Reich hitlérien et réalisé par Leni Riefenstahl, l’autre par l’Italie fasciste et de surcroit supervisé par le fils de Benito Mussolini, en clair deux films de propagande …
Il n’en fallait pas plus pour choquer le reste du monde présent à Venise pour la cérémonie de clôture.
Certains quittent la salle, d’autres argumentent en affirmant qu’un Lion d’Or ne peut être attribué à un documentaire, ce qui est le cas du film de Leni Riefenstahl, “les Dieux du Stade“, un hommage à la gloire des Jeux Olympiques organisés par l’Allemagne nazie en 1936.
Mais nous sommes en Italie, la dictature est au pouvoir, l’alliance entre Italie et l’Allemagne signée, le Festival de Venise soumis à la botte des autorités, rien ne va plus, les jeux sont faits !
Dans le train de retour sur Paris, Philippe Erlanger présent à Venise au titre de Directeur de l’Association Française d’Action Artistique (AFAA) est scandalisé, il ne dort pas de la nuit.
À son arrivée, il contacte Jean Zay (Ministre français de l’Éducation nationale et des Beaux-arts) et lui propose de créer un festival du film pour contrebalancer Venise. Un festival libre, car Venise, désormais sous tutelle, ne l’est plus.
Un appel à candidature est lancé, plusieurs villes y répondent pour accueillir ce nouvel événement, parmi elles, Vichy, Cannes, Biarritz et Alger … Il est un fait que l’Algérie était à l’époque considérée comme un département français, une subtilité de colonisateurs.
Le lieu est choisi, ce sera Cannes
Jean Zay donne son accord et son soutien, Louis Lumière accepte d’être son premier président et Philippe Erlanger est nommé délégué général du Festival.
Ce dernier va très vite s’investir dans sa nouvelle fonction : rendre visite aux producteurs, réalisateurs et institutionnels américains et étrangers afin de les inviter à participer à ce nouvel événement, contacter les autorités administratives, planifier la logistique et le transport, associer l’économie locale à la promotion du nouveau festival … et bien sur, choisir une date, ce sera du 1er au 20 septembre 1939.

Été 1939, les dates du 1er Festival du Film de Cannes se rapprochent, acteurs, producteurs et réalisateurs étrangers et français affluent sur la Cote d’Azur, tout se passe aux mieux, l’industrie hôtelière joue le jeu, les entreprises de transport aussi, la municipalité promet la construction d’un palais pour accueillir la manifestation … Tout le monde veut y croire, ferme les yeux sur ce qui se passe ailleurs et ne veut pas voir les nuages courir dans le ciel.
L’orage finit par éclater le 23 août 1939, jour où le monde apprend la signature du Pacte germano-soviétique, qualifié de “grand coup diplomatique“ de l’URSS.
Pour la 1ère édition du Festival de Cannes, la nouvelle est terrible, chacun sait que par ce pacte l’Allemagne nazie sécurise sa frontière avec l’URSS et a désormais les mains libres pour agir à l’ouest.
Certains à Cannes continuent à y croire, mais le coeur n’y est plus, les annulations tombent, les têtes sont ailleurs.
Le 1er septembre jour de l’ouverture du Festival, la nouvelle de l’invasion de la Pologne fait l’effet d’une bombe.
Le 3 septembre, par le jeu des alliances, la France déclare la guerre à l’Allemagne, le 1er Festival a disparu des écrans, il a rejoint celui de l’imaginaire.
Il faudra attendre 1946 et l’aide cruciale des syndicats, dont la CGT, membre fondateur du Festival, pour qu’il revienne sur terre.
Tous ne seront pas présents, Jean Zay a disparu, assassiné par la Milice française en juin 1944 parce que juif.
Le Festival va progressivement renaitre, il s’institutionnalisera avec la construction d’un palais en 1947 (malgré quelques problèmes techniques, une partie de la toiture s’envole lors d’un orage) et trouvera sa vitesse de croisière après 1951, date à laquelle il aura lieu au printemps, en mai et non plus en septembre, se différenciant des Festivals de Venise et de Locarno.
Il continuera ainsi tout au long des “Trente glorieuses“ (1945-75).
À partir des années 50, le Festival gagnera en reconnaissance, basée sur la croissance économique et une recherche de respectabilité formelle et d’aisance à l’instar d’une société aspirant à plus de calme après les désastres mondiaux précédents.
L’esprit de contestation est laissé à l’entrée des salles, et le public reste sur un “entre soi“ propice aux échanges culturels entre personnes bien pensantes.
Le Festival se laissera ainsi bercer dans les bras des producteurs de film et ceux de la culture dominante.
Cet équilibre tiendra bon an mal an jusqu’en 1968, année où les événements sociaux feront exploser le tout.
Début mai, le Festival du film commence comme prévu … il sera très vite rattrapé par la vague sociale.
La plupart des réalisateurs sont à Cannes et demandent l’interruption de la manifestation.
La France est à l’arrêt, la grève générale, les français dans la rue, le Festival est suspendu, solidarité sociale oblige !
Godard, Truffaut, Polanski et autres réalisateurs occupent les salles et les transforment en agora de réflexion, de débat, de combat et de prise de paroles ouvert à tous.
À y regarder de plus près, l’image monolithique du Festival de Cannes avait commencé à se fissurer au début des années 60.
Dès 1961, le directeur du Festival avait choisi d’offrir une salle où les critiques insatisfaits des sélections officielles pouvaient créer une manifestation parallèle, elle s’appellera Semaine de la Critique et fêtera ses 60 ans en 2021.
La famille Festival de Cannes allait continuer à s’agrandir … Suite aux événements de Mai 68, les réalisateurs se sentant à l’étroit dans une sélection trop rigide à leurs gouts décidaient de créer un événement, ce sera la Quinzaine des réalisateurs.
En montrant aux spectateurs des films venus de tous horizons et réalisés hors des productions habituelles, la Quinzaine s’attachera à faire émerger des talents nouveaux.
L’institution Festival de Cannes allait mettre du temps à réagir et prendre en compte les changements de son époque, à l’image des sélections parallèles de la Semaine de la Critique ou de la Quinzaine des Réalisateurs.
En 1978, c’est chose faite, passage à l’acte, la direction du Festival va créer en son sein une sélection afin de reconnaitre les nouveaux talents et proposer une vision différente, créative et originale… “Un Certain Regard“ venait de naitre et apportera enfin un contrepoint novateur à la sélection dite officielle.
La famille n’allait plus cesser de s’agrandir, l’ACID (Association du Cinema Indépendant pour sa Diffusion) créera en 1992 son propre événement afin de défendre et promouvoir le cinéma indépendant et favoriser les échanges entre public et réalisateurs.
Force est de constater que le Festival a su évoluer avec son temps, classique et institutionnel à ses débuts, trublion et contestataire par la suite … Sélection officielle et sélections parallèles ont vite compris ce que tous avaient à gagner à vivre ensemble sous cette coupole du cinéma qu’est devenu Cannes année après année.
Sans oublier que derrière toutes ses manifestations se déroulant au même moment à Cannes, il en est une dont le public ne parle pas, car strictement professionnelle, le Marché du Film.
Il est un événement majeur où tout ce qui est visible sous forme de pellicule ou numérique s’échange, s’achète et se paie : son chiffre d’affaires pour 2018 est supérieur au milliard de dollars, une somme en progrès constant et réalisée sur une période de 10 jours.
Alors pourquoi Le Festival de Cannes et pas un autre festival, car ils sont nombreux à célébrer le culte de la représentation sur grand écran ?
Le premier né, celui de Venise, a vu le jour en 1932, il est toujours présent mais souffre de moyens limités et a peut être du mal à se débarrasser du péché originel de la période fasciste. Il bénéficie certes du respect du au père fondateur, cependant il n’a créé son marché du film que depuis 2012.
Montréal (Festival du Film de Montréal), quant à lui, fut fondé en 1960 en réaction aux censures diverses et variées avec l’intention d’être le plus ouvert et inclusif possible … une tolérance appliquée à l’extrême puisque ce festival est non compétitif et ne propose aucun palmarès.
Locarno (Festival de Locarno), sera créé en 1946, il réussira à rester toujours jeune malgré son grand âge… Et pour cause, car son but est de dénicher les pépites de jeunes réalisateurs et de faire connaitre les tendances nouvelles. Reconnaissons lui ce talent, Le Festival de Locarno a tout de même couronné et fait connaitre des réalisateurs tels que Claude Chabrol, Stanley Kubrick, Milos Forman, Béla Tarr, Jim Jarmusch, Fatih Akin, Kim Ki-duk et autres Gus Van Sant. Excusez du peu !
Sans oublier le Festival de Berlin, tourné ouvertement vers le public et résolument inclusif. Créé en 1951, la Berlinale reste le festival compétitif le plus populaire au monde avec 332 000 billets vendus et 488 000 spectateurs au total pour 2018.

Mais alors, pourquoi Cannes ? quel est le secret de sa longévité.
À l’image de la France, c’est un festival qui a su rester institutionnel sous sa forme officielle, et dans le même temps capter et faire émerger les tendances montantes tant chez les producteurs que chez les réalisateurs grâce aux sélections parallèles … et surtout faire jouer tout ce monde dans la même cour.
Il semble être le seul festival fédérateur et à l’image de tous, un festival kaléidoscope, une projection de la société de son temps.
Dans le Festival de Cannes, il y a de celui de Montréal, Locarno, Berlin et Venise, c’est en quelque sorte la cour des miracles où tout arrive, de la création à l’argent, savant équilibre !
Pour combien de temps … car les nuages s’accumulent, non pas ceux de la guerre comme à sa création en 1939, mais ceux d’un changement systémique.

Le festival de Cannes ne risque-t’il pas d’être victime de son succès, même s’il a montré jusqu’à aujourd’hui sa capacité à s’adapter, à surfer sur la vague.
Après les crises internes, résolues par l’existence de sélections parallèles, le Festival doit affronter la question des plateformes numériques, de plus en plus développées et impliquées non seulement dans la distribution des films mais aussi dans la production et la réalisation.
Netflix, pour ne citer que lui, a choisi de ne diffuser ses films que sur abonnements, à l’exclusion des salles de cinéma.
La récente pandémie n’a fait qu’amplifier ce phénomène et augmenter le nombre d’abonnés de façon exponentielle … De plus en plus de “spectateurs“ visionnent les films à domicile par le biais des plateformes, en l’absence des cinémas fermés pour raison de pandémie.
La direction du Festival ne l’entend pas de la même oreille et tente de négocier avec Netflix un mode de distribution qui, tout en reconnaissant les droits de Netflix, permettrait de distribuer leurs films en salles dans un délai rapproché …
Toute la question est de s’entendre sur la longueur de ce délai rapproché, Netflix le souhaite long, la direction du Festival le souhaite court … Affaire à suivre !
Dans l’attente, le Festival de Cannes refuse de sélectionner en compétition les films produits par Netflix sous le prétexte que ces films sont “captifs“ et ne peuvent être vus en tous lieux, dans les salles obscures en particulier.
Cannes campe sur sa position, il se veut Festival universel et non pas privé, il ne peut admettre en son sein des plateformes partenaires de cinéma, toujours plus nombreuses à ce jour, dès lors que ces plateformes veulent ignorer les moyens traditionnels de distribution et n’en faire qu’à leur tête.
Une transformation systémique est en cours et n’est pas près de s’achever, car elle ne se limite pas au domaine de distribution et de production, et s’étend à celui de la réalisation, un film fait pour être vu sur grand écran se voit différemment sur petit écran.
“Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse“.
Bonne séance et à bientôt.
À propos de l’Auteur
Marc Lanteri ne pouvait échapper à l’amour du cinéma.
Né à Cannes, il s’est intéressé très jeune à son festival.
Désormais parisien, il travaille comme consultant en communication & stratégie.
Accrédité au Festival de Cannes depuis plus de 10 ans, il écrit et publie régulièrement sur le cinéma, sa création et son influence.
Fidèle à ses premières amours, il continue de fréquenter assidûment festivals et salles obscurs, en France et à l’étranger.
Il anime par ailleurs une Résidence cinéphile à Taroudant au Maroc