Et si tout avait commencé par un malentendu…
Cri de ralliement des troupes de Mehmet II aux portes de Constantinople, « Eis tan polis », autrement dit, « vers la Ville » en grec, ne servit pas qu’à la prise de la ville en 1453.
Il allait devenir son nom par contraction, Istanbul… une origine grecque certifiée et un élément de plus ajoutée à l’identité polymorphe de cette ville, une structure fractale, assise sur deux continents, séparée par le Bosphore et vivant sous la menace permanente de séismes tectoniques majeurs.
L’ensemble urbain comprend l’ancienne Byzance (désormais nommée Sultanahmet) qui ne saurait être oubliée tellement elle exerce de séduction sur la mémoire occidentale.
Mais l’Istanbul actuelle est plus qu’une ville… une conjugaison d’identités à tous les temps.
Les Byzantins orthodoxes, par peur des mélanges, avaient déjà attribué, du temps de leur absolutisme triomphant, les collines du nord de la Corne d’or aux marchands génois catholiques. Galata a ainsi vu le jour et s’est progressivement transformé en Istanbul musulman sous le règne ottoman, puis républicain sous celui de Mustapha Kemal.
L’apéritif de connaissance consiste à visiter Sultanhamet, la ville du souvenir, mais le plat de résistance se trouve être, sans aucun doute, l’Istanbul dite moderne.
Lieu de toutes les révolutions depuis un siècle et de toutes les affirmations récentes, Taksim est le symbole de cette résistance et aucune manifestation identitaire, révolutionnaire ou situationniste ne sauraient être éloignés de ce lieu, noblesse oblige.
Taksim est aussi le lieu syncrétique regroupant un ensemble de quartiers, Galata, Beyoglu, Jihangir, Cukurcuma, Pera et autres qui forment le coeur de l’Istanbul moderne.
Un coeur avec une artère principale, une avenue qui part de Taksim, lieu de toutes les transformations, pour finir sur Tunnel et se déverser dans le Bosphore… Istiklal Caddesi est son nom.
Depuis qu’un maire avisé a restitué cette avenue aux istanboulotes en la rendant piétonnière, ces derniers l’animent d’un flux permanent, à la limite de l’anévrisme la plupart du temps, de jour comme de nuit.
Dire que les habitants se sont appropriés ce lieu serait un commentaire faible, tant l’énergie restituée est puissante.
D’ailleurs, il suffit de s’y trouver pour se sentir être de cette ville dans la ville.
Toute la Turquie y est représentée, et pas seulement.
L’ensemble des minorités, kurdes, circassiens, arméniens, balkaniques, juifs, russes, syriens, européens…
Les religions avec leurs différents lieux de cultes, églises catholiques, orthodoxes, mosquées, synagogues, cimetière soufi.
Les classes sociales, riches, pauvres, employés, dirigeants, propriétaires, squatters, petits et grands mafieux.
Sans parler de toutes les identités en recherche et devenir, artistes, musiciens et autres transformistes sexuels.
Un univers irrigué par la capillarité des rues adjacentes en mutation permanente et soutenu par une nébuleuse de petits et grands métiers, à la sauvette ou avec pignon sur rue.
Un univers animé par une tension continue, jamais agressive, en équilibre précaire et des limites souvent dépassées.
Si Taksim était les Balkans, l’avenue Istiklal serait son Sarajevo, un Sarajevo qui aurait fait fructifier son creuset originel.
Taksim et ses quartiers environnants communiquent par l’avenue Istiklal, lieu de brassage permanent, d’échange, de liberté et de tolérance.
Il suffit d’y être pour s’y sentir accepter, car nul ne demandera ce que vous y faites… Vous y êtes, tout comme elle ou lui.
Et si vous ne savez pas pourquoi venir dans l’avenue Istiklal,… allez-y et vous trouverez la réponse.
Une mosaïque de choix vous est proposée, la musique avec ses innombrables clubs et concerts improvisés dans des lieux improbables, ses bars bruyants, restaurants, manifestations politiques, son labyrinthe de galeries, aussi informelles que créatives et rebelles où même le dernier des solitaires ne peut s’y sentir seul, un vrai désespoir pour l’antihumain.
Il suffirait d’une allumette parfois pour que ce quartier s’enflamme et que sa population nous rejoue l’émeute des Five Points à New York, mais ce serait méconnaître le sens du compromis Istanboulote : telle une faille sismique, Taksim explose parfois, prurit expressif, et redevient aussitôt calme.
Le sillon artériel d’Istiklal a tout tracé, il est solide.
Théâtre permanent, toutes les manifestations ont lieu en son sein, un choix quasi institutionnel… Le prix à payer pour la renommée du lieu.
Istiklal caddesi (l’avenue Istiklal), fer de lance de la tolérance créative, sans cesse renouvelée…
Après la suppression progressive des terrasses de bars dans Istiklal caddesi et environs, Il est ainsi question que la municipalité, s’occupe des piétons et envisage de rendre Istiklal aux voitures, bien qu’il soit plus dangereux de se faire écraser par un véhicule que par un sentiment de liberté.
Mais pour le moment, tout continue à se mélanger dans l’avenue Istiklal à l’image des eaux aux courants agités du Bosphore voisin.
Rien de surprenant, car Istiklal signifie « Indépendance ».
Paris, 2013…